Raffaele Bianchi ♫ Même moi j'ai pas compris.

Dès le début de sa vie, Raffa a su qu’il était fait pour faire chier le monde. Il est arrivé là sans qu’on l’attende, en mode surprise party, juste parce que... Ben parce que. C’est pas comme si c’était quelque chose de conscient, non plus, même s’il adore penser le contraire. Malgré son caractère bien trempé dès la naissance et son arrivée en fanfare, il a été aimé dès le premier instant par sa famille tout entière. Petit dernier, il a forcément été choyé, adoré et un peu pourri gâté. Une jolie petite famille, dans laquelle il est arrivé. Il a été chanceux, ce con... Ou peut-être pas tant que ça. Parce que son caractère de cochon – même s’il souriait toujours en même temps qu’il fronçait les sourcils – ses habitudes de farceur et de petit frère insupportable l’ont poussé vers une pente qu’il n’avait jamais vue venir. À sept ans, ou presque, on ne comprend pas vraiment les choses. L’âge de raison, comme on dit, mais ça veut pas vraiment dire grand-chose. Dans la tête de Raffa, c’était surtout un grand bordel. Toujours en train d’essayer d’impressionner ses grands-frères – immenses, impressionnants et super cools – il était dans une phase où tout était plaisanterie. Absolument tout. Ses cibles préférées ? Ses sœurs, bien entendu. Fausses bestioles déposées dans leurs lits, affaires qui disparaissaient mystérieusement, peinture dans les cheveux et autres petites piques lancées au hasard de la journée. La plupart du temps, elles en riaient, comme toute la famille, et lui ébouriffaient juste les cheveux. Mais la plupart du temps, ça voulait dire pas tout le temps. Et il y a eu ce soir.  Il avait été infect avec elle toute la journée, ne s’était pas arrêté une seule seconde de l’embêter... Il ne s’en souvient plus vraiment, aujourd’hui. Ou plutôt, il se souvient presque de tout, sauf du moment fatidique. Avec le temps, certains détails se sont effacés, dont le plus important. Il se souvient des cris, de la porte qui claque, des aînés partant en courant... Mais il ne sait plus ce qui a poussé Cristina à quitter la maison. Est-ce que c’était lui ? Cette question le hante encore jour après jour. Ce sujet, il l’évoque pourtant sans arrêt, comme si parler de sa sœur pouvait la ramener parmi eux, un jour, mais c’est la seule question qu’il ne pose pas. Il n’a jamais osé la poser, par peur de se souvenir de son rôle dans tout ça. Parce qu’au fond, il est persuadé du fait que c’est sa faute.

Grandir en ayant perdu une personne si proche, une partie de soi, ce n’est pas facile. Alors Rafa a fait ce qu’il a pu. Bien sûr, les liens de la fratrie n’ont fait que se resserrer, depuis le cercueil. Il n’a jamais été mis de côté, n’a jamais été pointé du doigt, mais a toujours été persuadé de sa culpabilité. Ça lui arrive encore parfois, de se réveiller en pleine nuit, à bout de souffle, trempé de sueur. Il revoit la terreur dans les yeux de ses frères, la tristesse et la colère dans les yeux de ses parents, l’incompréhension dans les yeux de sa sœur. Il revoit les sirènes des secours, entend les pales de l’hélicoptère et le hurlement de douleur d'Alessio. Dans ses cauchemars, tout se mélange, comme si des mois entiers s’étaient déroulés en à peine une minute. Il s’en veut. Il s’en voudra certainement toute sa vie, d’ailleurs. Et ce drame, cet immense drame pour toute la famille, c’est l’évènement qui a probablement flingué son esprit au point de le faire devenir ce qu’il est aujourd’hui... Autrement dit, pas grand-chose. Il a tenté l’école, mais ça a jamais été son truc. Il a tenté le sport, mais ça c’était plus le délire d'Ofelia. Il a même tenté le théâtre, pendant deux semaines, mais il a jamais compris comment Domenico trouvait ça à son goût. Il a entamé des études supérieures, dans trois domaines différents : la littérature l’a carrément fait chier, la philo c’était rasoir et l’économie c’était vraiment un truc de vendu. Il a donc abandonné chaque domaine l’un après l’autre, au bout de quelques mois. Pour se payer un loyer dans un appartement au moins vivable, il enchaîne des petits boulots. Serveur, vendeur, chauffeur uber, coursier... Il finit toujours par se faire virer à un moment ou un autre, pour des raisons toutes plus connes les unes que les autres. Une panne de réveil un peu trop persistante, une attitude pas franchement sympathique avec les clients, un tout petit accident de voiture de rien du tout alors qu’il conduisait un mec apparemment important à un endroit dont il avait rien à foutre... Bref, rien de bien exceptionnel. Mais faut toujours qu’on le vire, allez comprendre.

Au fond, ce problème de boulot reflète très bien sa vie actuelle. Ou sa vie tout court, d’ailleurs. Jamais rien de stable, de concret, de solide. Pas de travail, pas d’études, pas de logement complètement fixe – parce que les propriétaires n’aiment pas louer à quelqu’un qui n’a pas vraiment de job et parce qu’il a peut-être oublié de payer un ou deux loyers – même pas d’animal qui lui serait loyal. Non, tout ce qu’il y a de fixe dans sa vie, c’est sa famille. Sa fratrie détruite mais au final jamais aussi solide que maintenant. C’est son seul point de repère, la seule ancre solide dans cet océan infernal. Au fond... Peut-être que c’est ce point-là qui explique une grande partie de ses conneries. Parce que les conneries, ça a toujours fait partie de sa vie. Il a arrêté de compter les heures de colle après la cinquantième, ses parents ont fini par ne même plus le punir tant il arrivait à les faire tourner en bourrique même en étant au coin ou privé de quelque chose... Mais avec le temps, elles sont devenues de plus en plus sérieuses. Petits trafics, vol à l’étalage, il a même tenté d’arnaquer des gens sur internet et a pensé à vendre des photos volées de sa fratrie à des magazines à la con. Pas pour se faire du fric, juste pour... Pour quoi ? Aucune idée. S’il suivait une psychanalyse, on lui dirait simplement que le traumatisme engendré par la mort de sa sœur le rend incapable d’accepter le moindre bonheur. Qu’en réalité, sans même s’en rendre compte, il essaie de détruire la seule chose stable qui existe dans sa vie, mais qu’il en est tout simplement incapable. Alors il enchaîne les plans foireux, ne comprend pas pourquoi il cherche autant à énerver ses frères et sa soeur.

Ça fait trois ans ans qu'il a trouvé le premier truc stable de sa vie. Boulot de photographe, parce qu'au fond ça l'a toujours passionné, de braquer un objectif partout et de voir ce que ça donnait ensuite. Côté créatif qu'il a jamais exploité auparavant, par pure flemme. Et puis il a couché avec un type qui a vu certaines de ses photos, lui a proposé de l'exposer. Bien évidemment, Raffa s'est foutu de sa gueule avant de gentiment le raccompagner à la porte et plus jamais le voir. Sauf que ça l'a travaillé, ces conneries. Si ce mec était prêt à l'exposer, c'est que c'était pas tant de la merde que ça, ce qu'il faisait. Il s'est un peu vendu sur les réseaux, a réussi à taper dans l'oeil d'un ou deux groupes pas terribles, puis d'autres artistes un peu plus grands, puis carrément de tourneurs. Il enchaîne les contrats sans trop savoir comment ou pourquoi, réussit même à se payer un vrai appart, depuis quelques temps. Tout ça, sans qu'il ait aucune idée du temps que ça va durer, avant qu'il se trouve une nouvelle lubie, avant que ça lui casse les couilles de partir en tournée faire des photos. Ça devrait être son mantra, ça, à Raffa. Aucune idée. Parce qu’au fond, c’est ce qui résume le mieux sa vie. T’es qui, Raffaele Bianchi ? Aucune putain d’idée.