trigger warnings : Mort, maladie pulmonaire, dépression, deuil
Ça a commencé y’a longtemps, toi et moi. Qui est arrivé chez qui en premier ? Je me souviens plus. Même pas capable de savoir ce qu’on s’est dit, on était tout petits. Ça se tirait les cheveux, ça se piquait les jouets, mais au final ça hurlait quand on tentait de nous séparer. Dès ce premier jour, on s’est plus quittés. Toi et moi, à la vie à la mort. Surtout à la mort d’ailleurs, parce que le diagnostic était déjà là. Les poumons remplis de trucs, pas une très longue espérance de vie... On savait déjà, même tout petits, que je finirais tout ça sans toi. On s’est battu, mais pas autant que d’autres. On avait de la chance, quand même. Les parents suivaient, pouvaient payer les études. Tu disais que j’avais de l’or au bout du stylo, toi c’était les chiffres dans la tête. Les finances, c’était ton domaine dès le début. Alors les premiers modèles portaient mon nom, ma griffe, mais au fond c’était quand même nous deux. Parce que d’ami, tu étais devenu amant, muse, ton corps sous les draps et mon crayon sur le canson, à dessiner et inventer en écoutant la respiration, faisant attention au rythme, aux sifflements, au moindre signe de difficulté à faire entrer l’air.
Progrès rapides, on me demande à Buckingham à peine majeur, je termine le lycée en dessinant des robes pour les princesses royales, on dépose le nom de la marque le jour où tu mets un genou à terre. Bien sûr que je dis oui. On ne sait pas combien on aura de temps, je veux profiter de chaque seconde, porter l’anneau à mon doigt et ton cœur dans le mien. Ou l’inverse, peu importe. On se marie vite, on habite déjà ensemble, je fais mes dessins sur des coins de table, entre l’appartement et l’hôpital, pas encore assez riches pour se payer un vrai atelier, toi tu fais tes études, moi je gagne de quoi vivre notre vie. On n’a pas besoin de grand-chose, on a déjà nous deux, on a aussi nos parents qui mettent volontiers quelques centaines sur nos comptes si on ne peut pas mettre de pain sur la table. Chanceux, on a dit. C’est beau, c’est grand, ça devient très vite quelque chose qui me dépasse. Peur du succès, alors qu’il est déjà là depuis un moment, mais que je me refusais à le voir. Peur le jour où nos têtes et nos mains liées se retrouvent sur des magazines à scandale, ça titre sur ta future disparition, ça prend presque les paris. Ça hurle, dans notre appartement. Parce que je veux plus, mais que toi tu sais qu’au fond je veux que ça. Que ça a jamais été juste des dessins, juste des bouts de tissu. Mes vêtements, c’est les enfants qu’on aura jamais. J’habille ceux des autres, joue avec les princes et princesses. T’en veux pas, de toute façon. Et puis tu seras mort avant qu’ils marchent. T’en es persuadé. On vit avec. Le kiné, les pneumologues, l’hôpital. Toujours la même rengaine, toujours le même sifflement et tes poumons encombrés, les miens que je veux détruire tout autant, tu m’engueules quand tu trouves les clopes, me traite d’abruti. Ton abruti. Elle est belle, cette nuit-là, entre tes bras.
Tu veux mourir. Tu le dis, tu le répètes. Tu le disais pas, avant, mais maintenant y’a plus que cette rengaine-là dans ta bouche, sur tes lèvres qui veulent plus toucher les miennes. T’as trop mal, y’a plus rien qui fonctionne. Je te donnerais les miens, de poumons, si ça pouvait redonner sa couleur à ta peau, renforcer la prise de ta main sur la mienne. Si y’avait que ça, je le ferais. Mais ce n’est plus une option, les médecins l’ont dit. « Mettre à l’aise ». Autrement dit, attendre que la faucheuse vienne. On le savait, que ça arriverait. On aura eu le temps de bâtir un empire, toi aux commandes des caisses, moi dans l’atelier dont j’ai toujours rêvé. On aura touché des millions du bout des doigts, avant de les faire ricocher dans la recherche, donner à des gamins la chance que toi t’as pas eue. On en a tellement fait qu’on nous a donné la reconnaissance ultime selon notre pays, la Reine portait même une de mes créations pour l’occasion. Pleine de couleurs, bien sûr, à sa demande. T’avais déjà l’air plus pâle que d’habitude, ce jour-là. Six mois avant. Avant que tu me demandes continuellement d’arrêter les frais, de graisser la patte du médecin pour une injection léthale de n’importe quoi. Je peux rien faire. Pas parce que je t’aime, non, je t’aime tellement que je veux te voir mourir. Mais pas dépérir comme je te vois le faire, t’éteindre à petit feu.
C’était un matin de décembre. Il faisait froid, gris, pas grand-chose sortant de l’ordinaire pour nos pauvres cœurs britanniques. Tu étais parti trois jours avant. Tout était déjà prêt, on avait même pris les décisions ensemble. Pas de cimetière, une plaque au fond du jardin de la demeure de ta famille. Je portais un costume de laine noir, toi aussi. Je suis resté avec ta mère. Longtemps. Elle a pleuré dans mes bras, j’ai pleuré dans ceux de la mienne. On a pleuré, tous ensemble, et puis on a pleuré de joie, aussi. Quand les verres sont sortis, que le sang s’est réchauffé, que les joues ont rosi et qu’on s’est rappelé les souvenirs... Je crois que ça a duré un mois, peut-être plus, avant que je décide que c’était trop. J’étais prêt, je savais ce qui nous attendait, mais ça ne rendait pas moins difficile de vivre avec ton fantôme. Valise sous le bras, j’ai lâché ta main spectrale sur le tarmac, direction les États-Unis. Peut-être que je reviendrais un jour, mais deux années n'ont pas encore été suffisantes à me faire t’oublier. C’est moins douloureux, ta voix me répète que je dois vivre, mais rentrer c’est te retrouver, j’en suis incapable. Pourtant, c’était y’a longtemps, déjà, toi et moi.