trigger warnings : Dépression sévère, décès, négligence parentale
Tout avait pourtant si bien commencé... Une jolie histoire d'amour, deux coeurs liés dès le début par ce qu'on pourrait appeler le destin, amour renforcé par l'arrivée d'une petite fille adorable pour qui ils auraient tout fait. Maxwell. On a ri autour d'eux, à l'annonce du prénom, beaucoup pensant à une blague. Non, leur fille s'appellerait bel et bien Maxwell, et tant pis pour ceux qui ne le supportaient pas. Elle serait parfaite, fruit de leur union, mélange parfait de leurs êtres, adorée avant même sa toute première respiration. Présentée comme l'une des plus grandes merveilles de ce monde à sa naissance, on mit bien vite sur son chemin une autre enfant, celle du meilleur ami de son père, avec l'espoir fou qu'elles se lient elles aussi. Mia et Maxwell, ça a presque commencé dans leurs berceaux. Coup de chance, les deux petites s'entendent à merveille, ne veulent jamais se séparer. Caprices du côté de la petite Carver lorsqu'on annonce l'heure de partir, larmes de crocodile pour demander à rester dormir, ou à inviter l'autre gamine à la maison. Des heures et des heures de jeux, de coloriages... À cette époque, Mia est sûrement la deuxième personne la plus importante de la vie de Max.
La première, c'est son père. Papa, c'est toute une histoire, tout un poème. C'est une journée par mois, durant laquelle il fait semblant de n'avoir pas prévenu maman lorsqu'il garde la petite à la maison, ne l'emmène pas à l'école et s'attèle plutôt à lui faire passer les heures les plus fantastiques possibles. Trajet jusqu'au centre de Manhattan - elle mémorise chaque étape, presque jusqu'à connaître les horaires des trains - puis un hamburger - toujours le même, toujours au même endroit - une glace dévorée en se promenant dans Central Park - au chocolat, parce qu'il n'y a que ça de vrai, dans la vie, le chocolat - une tonne de bonbons achetés et ensuite planqués dans la table de nuit, et surtout, surtout... Le cinéma. Elle a beau être petite et avoir besoin d'un réhausseur, ce ne sont pas des cartoons qu'il l'emmène voir. Du haut de ses trois ans, elle découvre Grace Kelly et Audrey Hepburn. À quatre ans, elle éclate de rire devant Charlie Chaplin et s'extasie devant Marilyn Monroe. Le cinéma, c'est une parenthèse incroyable dans le monde, un moment qui n'appartient qu'à eux, qui la rend heureuse et ne fait qu'attiser sa curiosité immense durant les discussions qui suivent toujours une projection. Papa répond bien sûr à toutes les questions, s'amuse et se réjouit de voir son petit amour aussi passionnée par un sujet qui lui tient tant à coeur. Lui le petit régisseur qui s'est imaginé acteur mais qui ne poussera jamais sa fille à poursuivre des rêves qui n'appartenaient qu'à lui.
Elle est belle, la vie, dans le petit appartement de Brooklyn. Il est plein de joie, plein de rires et d'amour... Mais un jour tout s'arrête. Maxwell a sept ans, quand le paramedic la fait descendre de l'ambulance. Sept petites années au compteur quand on lui demande d'attendre sagement sa maman, lui dit qu'elle ne devrait pas tarder et qu'elle lui expliquera tout. Sept ans mais elle n'est pas idiote. Elle sait très bien que le malaise de papa n'avait rien de normal, que les regards que lui lancent les médecins ne disent rien qui vaille.
Rupture d'anévrisme, mort avant de toucher le sol. Elle refuse de s'habiller en noir, porte presque toutes les couleurs de l'arc-en-ciel le jour de l'enterrement, espoir futile de faire rire son père une dernière fois, même si elle ne verra plus jamais l'étincelle d'amusement dans le fond de ses yeux. Comme on pourrait s'y attendre, sa mère est triste. Au début, elle ne se lève pas pendant une semaine, reste dans le fond de son lit. Maxwell la rejoint, elles passent des heures enlacées sous la couette, mais la petite se lève, parce qu'elle sait que la vie continue. Heureusement, elle peut compter sur Mia, son grand-frère et ses parents, qui l'accueillent parfois pour le dîner, l'emmènent à l'école, apportent de quoi remplir le frigo. Mais une semaine se transforme en deux, trois, quatre... Le peu de temps passé debout est un temps dédié à boire, et pas vraiment de l'eau. Petit à petit, Maxwell sent venir la catastrophe. Alors elle cache. La porte reste fermée, plus personne n'est invité à entrer. Elle ne va plus nulle part, tant pis pour les anniversaires des copains d'écoles et les sorties au parc. Elle ne parle à personne de l'état de sa mère, sait que tout ça pourrait poser de réels problèmes.
La seule chose qu'elle continue à faire, c'est ce rituel. Manhattan, un hamburger, une glace, le cinéma. Et puis il n'y a plus assez d'argent pour la glace. Plus non plus pour le cinéma, mais hors de question de renoncer au hamburger. C'était le préféré de son père, elle a l'impression qu'ils gardent un lien, comme ça. Quand il n'y a plus non plus d'argent pour ça, elle compte les cents jusqu'au dernier, yeux emplis de larmes quand le total n'est pas le bon... Et qu'on lui sert quand même, sourire aux lèvres. Le propriétaire la connaît, depuis le temps. À dire vrai, il connaissait son père depuis bien plus longtemps, est ravi de la voir revenir. Elle sera toujours la bienvenue, n'aura qu'à rembourser sa dette quand elle sera devenue une aussi grande actrice que Meryl Streep ! Alors elle continue à venir, peut-être même un peu plus régulièrement, parce que son ventre crie parfois famine et qu'elle sait pouvoir accéder gratuitement à un repas chaud, si elle se débrouille pour aller jusqu'au restaurant. Quand les cheveux s'emmêlent un peu trop, que les joues se creusent, que les vêtements restent les mêmes malgré la croissance, Frank, le propriétaire, s'inquiète. Visite impromptue des services sociaux, tout est découvert. Les bouteilles, la saleté que la petite a bien du mal à endiguer, les factures impayées, le frigo entièrement vide, et surtout le mutisme complet de la mère. Maxwell hurle, pleure, se débat lorsqu'on l'emmène loin de l'appartement.
À peine huit ans, placée en famille d'accueil. Ce n'est pas chez elle, ça ne le sera jamais. Il y a d'autres enfants, ici, qui se moquent et la poussent quand elle demande à regarder les films en noir et blanc qu'elle aime tant. Le père d'accueil est gentil, mais presque jamais là. La mère d'accueil n'en a pas grand-chose à faire, encaisse les chèques, fait en sorte que les gosses ne s'entretuent pas, c'est à peu près tout. Sa mère à elle a été internée, incapable de prendre soin d'elle ou de sa fille, dépression plus que sévère, elle se serait laissée mourir à coup d'alcool et de larmes. La seule constante dans sa vie ? Mia, toujours Mia. Toujours dans la même classe - parce qu'on ne l'a pas placée trop loin d'où elle habitait avant, pour qu'elle reste dans la même école - elle s'accroche à cette amitié comme à une bouée de sauvetage, parce que tout le reste s'est brisé en mille morceaux et que plus rien ne sera jamais comme avant.
Le temps passant, c'est encore et toujours vers sa meilleure amie que Maxwell se tourne. La première famille d'accueil n'a pas fonctionné, elle en a connu une deuxième avant qu'on la mette finalement en foyer, parce que son caractère ne correspondrait pas à la vie en famille. Peut-être qu'elle se rebelle un peu trop, pour son âge, mais quel autre choix a-t-elle ? Son père lui manque, sa mère n'est que l'ombre d'elle-même le peu de fois où elle peut la voir, entre les murs blancs de l'hôpital, et elle sait parfaitement qu'elle ne la retrouvera jamais. Elle ne sera plus jamais Maxwell Carver, restera cette orpheline de père qui n'a plus non plus de mère. Alors elle fugue. Ça commence avant ses dix ans, elle a appris le trajet par coeur et sait donc parfaitement se rendre jusque chez les Wilson, grimper l'escalier de secours pour aller frapper à la fenêtre de Mia, se glisser dans l'appartement sans que personne ne soit au courant hormis son amie. Et puis ça devient régulier. Tellement régulier qu'on ne prévient même plus la police. De toute façon, plus personne ne se soucie assez d'elle pour se demander où elle est. Les seuls qui s'en préoccupent sont dans cet appartement qui ne sera jamais chez elle, dans cette famille qui n'a jamais été la sienne.
Elle a douze ans quand les choses se compliquent. Mia a un grand-frère, Ezra, qui a deux ans de plus qu'elles. Et Max... Max a toujours eu un petit coup de coeur. Au début, elle s'en fichait pas mal, de cet idiot qui se moquait d'elles et de leur amitié un peu hors normes. Mais le temps faisant, elle se rend compte qu'elle cherche un peu sa compagnie, cherche à l'embêter et le faire réagir, même si la plupart du temps il agit juste comme un idiot d'adolescent.
Schoolgirl crush comme il y en a eu tant d'autres, mais la situation est délicate. Il s'agit du grand-frère de sa meilleure amie, et la pré-ado est terrifiée à l'idée qu'elle l'apprenne, qu'elle soit en colère. Ce n'est pas grave, au fond, d'avoir des sentiments. Et puis, ça ne se contrôle pas... Toujours est-il qu'elle n'est pas prête à en parler.
Le comportement se dégrade quand sa mère sort de l'hôpital. Durant quelques mois, on lui fait miroiter la possibilité de retourner vivre avec elle, de reprendre une vie normale, mais tout ça vole en éclats lorsqu'elle surprend une conversation téléphonique entre l'un de ses éducateurs et ce qui semble être sa mère. Elle n'est pas prête, ne le sera peut-être jamais, pense même que la revoir entraînera une rechute. La petite ressemble trop à son père, elle ne veut plus entendre parler d'elle. Cette fois, la fugue est longue, et ce n'est pas chez les Cooper qu'elle finit. Non, on la retrouve à la gare... Dans le Maryland. Trois états traversés, presque deux semaines complètes d'absence avant que l'on se décide à réellement la chercher. Elle voulait s'enfuir le plus loin possible, on la ramène aussitôt à son quotidien. Elle se referme alors complètement, ne parle plus à personne en dehors de sa meilleure amie. Les gamins sont cruels, leurs moqueries se soldent par des coups de poings, elle passe à deux doigts de l'exclusion de son collège. Ce qui l'arrête ? La demande expresse, alors qu'elle est debout au milieu de la cuisine de l'appartement qu'elle rêverait d'occuper à temps plein, au beau milieu de la nuit. Ezra lui dit que c'est une connerie, en la voyant avec le sac à dos qui contient toute sa vie, prête à se tirer comme une voleuse, et elle écoute. Y'a probablement que lui qu'elle aurait écouté de toute façon.
Puis c'est le lycée. Isolée volontaire, parce qu'aucune personne de son âge ne pourrait comprendre la tempête qui bat sous son crâne, parce qu'aucun d'eux ne les intéresse, Maxwell se perd dans la lecture, dans les films qu'elle voit de plus en plus souvent, petit job d'employée de cinéma en poche pour tenter de gagner un peu d'argent et avoir accès aux salles obscures autant qu'elle le veut. Elle le sait, elle n'a aucun avenir. Personne ne paiera le moindre centime pour ses études, pas assez orpheline pour que l'état finance quoi que ce soit, trop pour que sa famille ait encore le moindre poids dans la balance. Elle en plaisante souvent avec Frank, entre deux bouchées d'un burger toujours gratuit pour "la meilleure cliente qui soit", il se lamente de ne pas pouvoir l'aider plus que ça. Elle s'y rend désormais toutes les semaines, parfois plusieurs jours d'affilée, préfère la compagnie de ce cinquantenaire à celle de qui que ce soit d'autre. Ici, elle peut être elle-même, n'a jamais eu à cacher quoi que ce soit. Au lycée, personne ne la connaît. On l'a classée dans les "outcast" dès la première seconde, tandis qu'elle voyait Mia élevée jour après jour au rang de Reine des Abeilles, toujours au milieu d'une ruches d'amies plus idiotes les unes que les autres. On la regarde de haut, la juge, se moque encore et toujours, invente de folles théories sur sa mère qui aurait tué son père, son foyer où les gosses s'entretueraient... Mais Mia, elle sait. Elle connaît la vérité, personne d'autre n'a à la connaître. Y'a aussi Ezra, bien évidemment. Quarterback, roi du bal de promo, c'est apparemment de famille la popularité. Lui, elle l'approche pas, c'est trop dangereux.
Et puis un jour, elle se rend compte que les regards furtifs lui sont retournés. Elle en deuxième année, lui en dernière, c'est le genre d'histoire qui n'arrive que dans les films. Il l'a longtemps repoussée, parce qu'il savait très bien ce qu'elle voulait, elle ne s'en cachait plus tellement - Mia lui avait dit qu'elle s'en foutait. Elle ne sait pas ce qui change. Est-ce que c'est elle ? Est-ce que c'est lui ? Elle n'en sait rien. Ce qu'elle sait, c'est les regards furtifs, les mains qui se frôlent et - à l'abri des regards, dans cette chambre adjacente à celle qui a tout vu de son histoire - les lèvres qui se joignent encore et encore. Décision prise de cacher cette idylle qui fait battre son coeur, parce qu'ils sont si différents que les gens ne comprendraient pas. Parce qu'ils ne veulent pas étaler leur vie aux yeux des autres. Parce que même si Mia s'en fiche, peut-être que ce n'est pas si facile que ça. Parce qu'il est le lycéen le plus populaire, bien parti pour intégrer Columbia et continuer de s'y faire un nom, tandis qu'on oubliera jusqu'à son existence à elle, à peine une semaine après la fin des cours.
Sauf que peut-être, juste peut-être, elle s'est trompée sur toute la ligne. Son nom n'est apparemment pas celui de la promo qu'on oubliera le plus rapidement. Elle est encore en dernière année quand elle passe le premier casting. Aujourd'hui, elle serait bien incapable de dire comment elle en a entendu parler, mais à cet instant, elle sait qu'elle n'a rien à perdre. Personne à décevoir, pas même elle. Au fond, elle a toujours voulu être actrice, faire la même chose que ses idoles, même si elles ont un peu évolué avec les années. Hepburn et Monroe sont bien sûr toujours là, mais des figures plus modernes les ont rejointes. Passer un casting, ça ne coûte rien que du temps, alors elle se lance... Et ne décroche pas le rôle. Trop jeune, pas le profil. Pourtant, elle tape dans l'oeil du réalisateur, qui la recontacte quelques semaines plus tard, lui propose un rôle dans un court-métrage. Elle accepte aussitôt, premier pas devant la caméra, début d'une aventure folle qui la mène sur le chemin des rêves qu'elle n'osait même pas avoir.
Sa carrière décolle bien plus rapidement que prévu, elle se voit offrir de nombreuses opportunités, mais la plupart d'entre elles sont à l'autre bout du pays. Hollywood, ça fait rêver... Mais ce qu'elle laisserait ici en partant aussi, fait rêver. Parce qu'ici, il y a l'homme qu'elle aime, et aussi celle qui a toujours été là, qu'elle ne peut pas abandonner comme ça. Mais face à la tombe de son père, face à tous ces rêves inachevés, cet avenir qui se dessine alors qu'il aurait pu lui être arraché, elle se décide. La rupture est difficile, déchirante, mais le nouveau départ d'une douceur infinie. À Los Angeles, c'est un nouveau quotidien qui s'installe, Maxwell court de plateau en plateau, qu'il soit de tournage pour un film ou pour une série, elle fait même la tournée des talk-shows et autres émissions où elle enchaîne les interviews. Actrice plus qu'en vogue, elle collectionne les rôles et bientôt les récompenses, bâtit une carrière qu'elle n'aurait jamais pu envisager dans ses rêves les plus fous. On aime son talent devant la caméra, on aime la simplicité qu'elle affiche dans la vraie vie. Toujours souriante, douce, elle n'élève jamais la voix, refuse d'adopter un comportement de diva, se satisfait d'un rien. On la trouve parfois naïve, innocente, mais elle sait parfaitement exprimer son opinion, refuse de faire tout et n'importe quoi, de se plier aux exigences de certains réalisateurs qui voudraient la transformer en ce qu'elle n'est pas.
Toujours, cependant, dans son quotidien, reste la place de Mia, et forcément l'ombre d'Ezra. Longues conversations au téléphone malgré le décalage horaire, cartes postales envoyées de toutes les villes dans lesquelles elle tourne, longues lettres postées périodiquement... Elle n'oublie pas, ne peut enterrer les souvenirs des seules personnes qui ont fait l'effort de l'entourer, qui lui ont tout donné. Aucune aventure n'a jamais eu la douceur de cette relation de jeunesse pourtant si innocente, aucunes lèvres n'ont eu le goût de celles si souvent tracées du bout des doigts, aucune peau ne s'est parée des frissons si familiers, aucun sourire n'a provoqué le sien si simplement. Elle a connu quelques jolies histoires d'amour, mais jamais aucune ne l'a satisfaite autant que cette première longue relation qu'elle aurait voulu voir s'éterniser. Mia est toujours dans sa vie, bien sûr, mais elle lui manque à un point fou également. Alors après plus de six ans passés sur la côte ouest, c'est en partie pour elle que Maxwell décide de rentrer. Elle a désormais le luxe de pouvoir choisir ses rôles, de pouvoir imposer certaines conditions de tournage. Hollywood n'a plus besoin d'elle, pas plus qu'elle n'a besoin d'Hollywood.
De retour à New-York depuis un an, elle a retrouvé toutes ses habitudes : les hamburgers de Frank - qu'elle paie toujours un peu plus cher que le prix affiché, têtue à l'idée de rembourser sa dette - les glaces dans Central Park, le petit cinéma et ses films en noir et blanc, la neige qui recouvre les immeubles d'un manteau blanc, l'agitation sur Times Square et plus que tout, la toute première constante de sa vie, son pilier, sa meilleure amie. Tout ce qui a changé, c'est le fait qu'on l'arrête dans la rue, qu'elle soit parfois poursuivie par les paparazzis, et qu'elle habite désormais dans un immense appartement dont le balcon offre une vue spectaculaire sur Central Park. Dans tous les autres aspects de sa vie, elle n'est toujours que Maxwell Carver, fille de William Carver, régisseur de Brooklyn et passionné de cinéma.