Il est difficile, ce “retour au bercail”. Revenir à New-York a été une décision difficile à prendre, et je n’arrive pas encore à m’y faire. L’avantage de revenir ici en ayant plus que bien réussi ma carrière, c’est que je n’ai pas été obligé de me retrouver dans le quartier où j’ai grandi. Adieu le Bronx, c’est désormais à Manhattan que se fait ma vie. Malgré tout, les angoisses ne sont jamais loin. Je sais qu’il patrouillait parfois sur l’île, que ça lui arrivait, alors chaque fois que je sors, j’ai ma capuche sur la tête, un bonnet aussi, parfois des lunettes de soleil. On pourrait croire que je joue à la star qui ne veut pas être reconnue, mais ceux qui me suivent depuis un moment savent que je ne me suis jamais caché de cette façon à Los Angeles. Loin de moi l’idée de fuir la presse ou les photographes. Tout ce que je veux fuir, c’est lui, cette ordure qui me sert de géniteur, dont je suis toujours terrifié malgré près de quinze ans d’absence. Ridicule, mais c’est comme ça. On ne décide pas de ce genre de choses. Aujourd’hui, j’ai décidé de sortir, de me confronter un peu au monde extérieur. Je ne le fais pas beaucoup, bien trop occupé à rester chez moi et attendre comme un con que quoi que ce soit se passe. On a prévu plusieurs concerts dans des petites salles de la ville, alors je les attends avec impatience, mais c’est à peu près tout ce qui me réjouit en ce moment. Pour tenter de faire passer les choses un peu plus rapidement, j’essaie de composer et d’écrire autant que possible, parce que le prochain album est toujours dans un coin de ma tête, peu importe à quel moment du cycle d’album on est. Le dernier est sorti y’a presque deux ans déjà, et on n’a fait que tourner depuis. Le prochain tardera pas, j’ai déjà plusieurs démos de côté, mais encore plus ça fait jamais de mal. Lancé à assez vive allure sur mon skate, je slalome entre les gens de façon assez fluide, habitué à ce moyen de transport depuis tellement longtemps que c’est devenu un genre de prolongement de mes jambes. L’idée d’aller me chercher un café m’est venue comme tous les matins, mais j’ai finalement décidé de ne pas simplement aller le chercher, pour une fois, et de plutôt m’installer à une table pour travailler dans le coffee shop. Essayer de voir des gens qui ne sont ni mes deux acolytes ni notre manager, retourner un peu au monde réel. Plus facile à dire qu’à faire, mais on se débrouille comme on peut. Arrivé dans la boutique, j’enlève ma capuche, puis mon bonnet, planche à la main. Commande passée, à peine quelques minutes d’attente avant de recevoir mon café noir, brûlant à souhait. Petite table trouvée, pas trop proche des grandes baies vitrées, toujours en tête l’idée qu’il puisse me trouver par hasard, terrifié par ce qu’il pourrait faire peut-être autant que je le suis par ce qu’il a déjà fait. Installé, je sors mon ordi, ouvre tous mes documents et logiciels, mets mon casque sur mes oreilles. Plusieurs heures devant moi pour bosser comme je veux – ou comme je peux – avant de devoir aller à un rendez-vous pour je sais plus trop quoi à la maison de disque. Je lance au moins trois pistes mélodiques avant de m’arrêter sur une qui me parle un peu, ouvre mes idées de chansons. Notes sur le portable, documents sur mon ordinateur, fichiers dans un cloud, j’en ai un peu partout, parce que j’ai sans arrêt des idées. Un nom de rue un peu fun, un truc qui m’arrive, quelqu’un que je croise... Tout est une source d’inspiration. Ce qui est plus difficile, c’est de tout mettre en forme ensuite. Long soupir après plusieurs dizaines de minutes, parce que rien ne ressemble à quoi que ce soit et que ça commence à me gonfler. Je m’affale un peu plus contre le dossier de ma chaise, prends une longue gorgée de café, lève les yeux. Peut-être que ça va m’inspirer, cette scène du quotidien ? Des couples qui discutent et se font les yeux doux, d’autres gens qui travaillent, certains qui sont visiblement pressés au comptoir, un mec qui dessine. Lui lève les yeux aussi, nos regards se croisent et je lui souris avant de passer à autre chose, revenir à mon écran. Je vais finir par y arriver, avec un peu plus de concentration. Je repartirai pas d’ici sans une nouvelle chanson.
Jaune. Vert, un peu plus de jaune là, quoi que .. Un peu de rouge ne peut pas tuer ? Mélange rapide, un peu de Terracotta avec le Sapin, ouais, pas mal. Un peu plus de jaunâtre pour la lumière, là on est pas mal. Encore un peu, toujours un peu plus. La musique aide, elle danse un peu c’te musique, c’est quoi déjà ? Le titre parle pas, les paroles non plus, eh, on aime le random de Spotify parfois. Gorgée avalée, clairement plus sûr de ne pas boire le mug d’eau dégueulasse cette fois. Ça a des avantages de travailler dans un café. Enfin, sans doute pas pour les pauvres personnes qui bossent ici et qui doivent se braquer ma tronche depuis presque l’ouverture. A ce stade, j’peux comprendre que Sou’ et Minho se demandent si ma santé est bonne avec la quantité de caféine que je me bouffe dans la gueule. Pas ma faute aussi, si c’est aussi bon, pourquoi c’est mauvais pour la santé ? Bref, pas le sujet, un peu quand même. Juste un peu. Mélodie que je reconnais, oh ! Ca je connais, air fredonné, c’est décidé, c’est ça qui va m’inspirer un peu plus pour mes illustrations. Le pinceau glisse, se mélange presque seul aux diverses couleurs qui traînent devant moi, franchement ? J’avance bien et ça me plaît, j’suis content de moi, j’pense à prendre en photo l’avancée, juste pour l’envoyer à Maman, j’suis sûr que ça va lui plaire vu l’explosion de couleur qu’il y a sur c’te pauvre feuille qui se retrouve victime d’une lubie un peu trop bien ancrée. Héhé, ancrée, ancre, encre. Oh putain ouais, faut arrêter le café là, ça réussi pas si j’arrive à trouver cette blague drôle. Et pourtant, elle est notée dans un coin de la feuille, écriture dégueulasse d’ailleurs Elio, va falloir y remédier. Ouais, j’sais, mais j’suis pas fait pour être écrivain, c’est une certitude.
La foule fait sa vie, et comme le dit Edith Piaf, elle traîne, entraîne avec elle dans un flot que certains ne supportent pas. J’aime bien la voir pourtant moi, la foule. C’est beau une foule, sauf quand je suis dedans, là franchement je supporte pas. Mais à observer de loin, c’est beau. Le boulot est mit de côté, j’ai assez avancé, alors j’ai l’droit à une pause. Enième Caramel Macchiato entre les mains -parce que clairement le Caramel est une bénédiction des Dieux à ce stade-, j’observe cette foule faire sa vie, j’imagine pourquoi ils sont là, je me demande qui vient d’avoir une promotion, qui est là pour un premier rencard, qui vient pour trouver l’inspiration et .. Oh. J’te connais. Enfin j’crois, franchement j’suis pas doué pour reconnaître les gens. Clairement pas, une brêle dans ce domaine. Mais j’suis presque sûr que je t’ai déjà vu quelque part et ça me travaille, alors j’fais ce que je sais encore faire de mieux, je te dessine. Parce qu’une chose est sûre, si j’ai cette impression, c’est que mon crayon connaît ton visage. Et ça loupe pas, presque pas besoin de te regarder pour faire ce croquis, le crayon glisse seul, donc j'avais bien raison, toi et moi, on s’est déjà croisé. Croquis fini, j’ai le choix, j’encre et colorise ? Où j’te laisse comme ça ? Peut-être que t’es mieux ainsi, sous cette forme d’un croquis non terminé mais ça ne me plaît pas, t’as l’air .. Vide ? Fade. T’as besoin de couleur, même si ce n’est qu’une seule. Alors tu auras de la couleur. Mais laquelle ? Quelle est TA couleur ? J’crois que t’as dû capter que je regardais vers toi à chaque fois parce qu’on se croise du regard toi et moi. Oops, désolé. J’voulais pas te déranger. Sourire offert, de ton côté comme du mien, la couleur se précise. Pas de couleurs vives, clairement pas, l’ambiance, le lieu, rien ne se prête à une telle explosion de couleur. La discrétion te va mieux hein ? Sans doute. La palette sous les yeux, je souffle, du jaune maïs ? Non. Un vert véronèse alors ? Non plus. Puis ça me frappe en regardant ma tasse vide. Bien sûr, comment je peux être aussi con parfois ? Non, j’vais pas chercher à répondre, j’ai peur des arguments que j’pourrais trouver sérieusement. La couleur de fond est dans cette couleur Cacao, là où toi tu ressors avec cette couleur Café si significative du lieu dans lequel on se trouve. Un peu de Brou de Noix, de Cannelle pour les ombres et couleurs et “l'œuvre” est terminée. J’signe, parce que je signe toujours mes dessins, même ce genre de trucs fait à la va-vite. Mon instagram est écrit dans un coin de la feuille, sait-on jamais, que ça t’intéresse de voir ce que je peux faire d’autre, après tout, j'ai l'droit de croire aux miracles, non ? Bon, affaires rangées, le prochain Caramel Macchiato est commandé et le temps qu’il soit prêt je m’avance vers toi. Maintenant faut parler sans avoir l’air d’un con, d’un stalker ou pire, le mélange des deux. Sourire léger aux lèvres, j’suis jamais stressé dans ce genre de moment mais vraiment, j’essaie de me remettre d’où je te connais et ça me fait chier de pas trouver.
“Hey. Désolé de t’emmerder mais j’suis illustrateur et sur mon temps libre j’aime bien dessiner des gens que j’croise et j’aime bien offrir ce que je fais après. J'saurais pas dire si t'sa eu de la chance ou pas mais .. Cadeau.”
Smooth Elio. Très smooth. Ouais, bah ça fera le taff hein, j’vais pas non plus entrer dans dix millions d'explications, surtout si c’est pour que tu me prennes pour un taré. Mon sourire se fait un peu plus grand quand j'capte que tu bosses sur un truc, j'suis curieux, tu m'en excuseras ?
"Pardon ? J'te dérange alors que tu bossais non ? J'voulais pas t'emmerder, désolé."
Mots et notes qui se mélangent dans ma tête, j’ai l’impression d’être au coeur d’un cyclone que j’ai déclenché moi-même et dont j’arrive plus à me dépétrer. Trop de choses tournent en boucle, trop de pensées impossibles à remettre en ordre. Je vais pas réussir à la sortir, cette chanson, hein ? J’ai envie de m’éclater le crâne contre la table. Marrant, dans la ville où j’ai littéralement failli me faire éclater le crâne contre une table. Ou peut-être qu’il l’a fait ? Je m’en souviens plus. Souvenirs occultés pour les plus difficiles, parce que ma tête se doute que je finirai pas tout à fait bien si j’ai accès à toutes les scènes que j’ai pourtant vécues. Regard dans le vague, travail oublié, ça m’arrive bien trop souvent pour que ce soit raisonnable, en ce moment. Me rapprocher d’ici m’a forcément rappelé mon passé et j’ai parfois quelques absences qui commencent à inquiéter les membres de mon groupe. Rien de trop grave, cependant, mais je n’arrive juste pas à réaliser que nous sommes revenus, que tout ça est à nouveau réel, que je pourrais le croiser à n’importe quel coin de rue. Et puis, être ici n’est pas non plus la meilleure des choses pour mon anonymat. J’ai grandi dans ces rues, beaucoup de gens me connaissent et même si j’ai changé physiquement depuis tout ce temps, mes deux meilleurs amis n’ont jamais caché leur identité et il est bien trop évident de faire le lien. Alors tout ça me tient éveillé, m’empêche de travailler comme je le voudrais, de vivre ma vie comme je pouvais le faire sous le soleil californien. Soudainement, je suis sorti de mes pensées par quelqu’un s’approchant de moi. Je relève les yeux, les pose sur le mec de tout à l’heure, celui qui dessinait. J’imite son sourire, enlève mon casque tandis qu’il se met à parler. Je fronce un peu les sourcils mais saisit la feuille tendue avant de hausser les sourcils. Oh, ok. Il a définitivement du talent. Les couleurs sont un peu étranges, ça donne au croquis un style particulier mais que j’apprécie beaucoup.
« Oh euh, merci beaucoup ? C’est vraiment beau. »
Un peu confus, pas habitué à ce genre d’interaction. En général, quand on vient me trouver comme ça dans un lieu public, c’est pour me demander une photo, mais il n’a pas l’air de savoir qui je suis, et je crois que j’aime bien l’idée. Je ne peux empêcher un léger rire de me traverser en l’entendant s’excuser de m’avoir dérangé, hausse les épaules.
« T’en fais pas, je suis bon à rien aujourd’hui de toute façon. »
Écran de l’ordinateur légèrement incliné, parce que même s’il ne connaît pas le groupe, il faut éviter toute possibilité de fuite de nos prochaines compos. Je regarde à nouveau le dessin, fasciné qu’on ait pu me prendre pour modèle. Et puis... Et puis je le vois. En haut, cet identifiant que j’ai déjà aperçu sur les réseaux.
« Oh. »
Peut-être une pointe de déception – que je ne montre bien sûr pas – en comprenant qu’en réalité il me connaît bien, que tout ça n’est pas juste le fruit du hasard. J’aurais dû m’en douter, mais ce n’est pas si grave que ça. Il n’a pas l’air méchant, ne m’a rien demandé. Mon sourire ne m’a pas quitté un seul instant et je le conserve en tournant à nouveau les yeux vers lui.
« Je connais ce nom ! Tu avais dessiné un ou plusieurs moments de notre dernier concert ici, je crois ? Sauf si je me trompe totalement, mais je ne crois pas. J’aime beaucoup ton style. Je voulais te faire un peu de pub en partageant ton dessin sur les réseaux mais j’ai pas eu le temps sur le coup et j’ai pas réussi à te retrouver après. »
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Il est difficile, ce “retour au bercail”. Revenir à New-York a été une décision difficile à prendre, et je n’arrive pas encore à m’y faire. L’avantage de revenir ici en ayant plus que bien réussi ma carrière, c’est que je n’ai pas été obligé de me retrouver dans le quartier où j’ai grandi. Adieu le Bronx, c’est désormais à Manhattan que se fait ma vie. Malgré tout, les angoisses ne sont jamais loin. Je sais qu’il patrouillait parfois sur l’île, que ça lui arrivait, alors chaque fois que je sors, j’ai ma capuche sur la tête, un bonnet aussi, parfois des lunettes de soleil. On pourrait croire que je joue à la star qui ne veut pas être reconnue, mais ceux qui me suivent depuis un moment savent que je ne me suis jamais caché de cette façon à Los Angeles. Loin de moi l’idée de fuir la presse ou les photographes. Tout ce que je veux fuir, c’est lui, cette ordure qui me sert de géniteur, dont je suis toujours terrifié malgré près de quinze ans d’absence. Ridicule, mais c’est comme ça. On ne décide pas de ce genre de choses. Aujourd’hui, j’ai décidé de sortir, de me confronter un peu au monde extérieur. Je ne le fais pas beaucoup, bien trop occupé à rester chez moi et attendre comme un con que quoi que ce soit se passe. On a prévu plusieurs concerts dans des petites salles de la ville, alors je les attends avec impatience, mais c’est à peu près tout ce qui me réjouit en ce moment. Pour tenter de faire passer les choses un peu plus rapidement, j’essaie de composer et d’écrire autant que possible, parce que le prochain album est toujours dans un coin de ma tête, peu importe à quel moment du cycle d’album on est. Le dernier est sorti y’a presque deux ans déjà, et on n’a fait que tourner depuis. Le prochain tardera pas, j’ai déjà plusieurs démos de côté, mais encore plus ça fait jamais de mal. Lancé à assez vive allure sur mon skate, je slalome entre les gens de façon assez fluide, habitué à ce moyen de transport depuis tellement longtemps que c’est devenu un genre de prolongement de mes jambes. L’idée d’aller me chercher un café m’est venue comme tous les matins, mais j’ai finalement décidé de ne pas simplement aller le chercher, pour une fois, et de plutôt m’installer à une table pour travailler dans le coffee shop. Essayer de voir des gens qui ne sont ni mes deux acolytes ni notre manager, retourner un peu au monde réel. Plus facile à dire qu’à faire, mais on se débrouille comme on peut. Arrivé dans la boutique, j’enlève ma capuche, puis mon bonnet, planche à la main. Commande passée, à peine quelques minutes d’attente avant de recevoir mon café noir, brûlant à souhait. Petite table trouvée, pas trop proche des grandes baies vitrées, toujours en tête l’idée qu’il puisse me trouver par hasard, terrifié par ce qu’il pourrait faire peut-être autant que je le suis par ce qu’il a déjà fait. Installé, je sors mon ordi, ouvre tous mes documents et logiciels, mets mon casque sur mes oreilles. Plusieurs heures devant moi pour bosser comme je veux – ou comme je peux – avant de devoir aller à un rendez-vous pour je sais plus trop quoi à la maison de disque. Je lance au moins trois pistes mélodiques avant de m’arrêter sur une qui me parle un peu, ouvre mes idées de chansons. Notes sur le portable, documents sur mon ordinateur, fichiers dans un cloud, j’en ai un peu partout, parce que j’ai sans arrêt des idées. Un nom de rue un peu fun, un truc qui m’arrive, quelqu’un que je croise... Tout est une source d’inspiration. Ce qui est plus difficile, c’est de tout mettre en forme ensuite. Long soupir après plusieurs dizaines de minutes, parce que rien ne ressemble à quoi que ce soit et que ça commence à me gonfler. Je m’affale un peu plus contre le dossier de ma chaise, prends une longue gorgée de café, lève les yeux. Peut-être que ça va m’inspirer, cette scène du quotidien ? Des couples qui discutent et se font les yeux doux, d’autres gens qui travaillent, certains qui sont visiblement pressés au comptoir, un mec qui dessine. Lui lève les yeux aussi, nos regards se croisent et je lui souris avant de passer à autre chose, revenir à mon écran. Je vais finir par y arriver, avec un peu plus de concentration. Je repartirai pas d’ici sans une nouvelle chanson.
