Cyrus Anderson ♫ Always by your side

Sitôt né, sitôt abandonné. Adultère à la con. Une mère qui voulait pas vraiment d'un gosse, un père qui savait pas ce qu'il faisait. Ramené dans une baraque et dans les bras de sa femme qui sera jamais rien d'autre que ça, me voilà à pousser mes premiers cris sans qu'on m'écoute vraiment. C'est marrant la psychologie infantile, quand on s'y intéresse un peu. Les enfants apprennent à plus pleurer quand ils comprennent que ça déclenche aucune réaction chez un adulte capable d'aider. J'pense que j'ai appris ça tôt, avant même l'arrivée du premier petit. A peine sur mes pieds - à 2 ans, en retard, premiers mots même pas encore sortis - j'apprends que les céréales c'est nourrissant, pas la terre. Et puis il arrive. Tout fripé, moche comme un cul, j'suis pas trop sûr de l'aimer. Mais il est là et il faut faire avec. Un jour, il pleure, il a l'air d'avoir faim. Je fous des céréales dans sa bouche, me prends une sacrée dérouillée. Les céréales, c'est ok, mais Eli il en mange pas. Il pleure beaucoup, je comprends pas trop, essaie d'observer, d'apprendre. Des fois il pleure et il pue, ça dure des heures et je me fais engueuler si je le dis, avant qu'elle finisse par l'emmener dans la salle de bain, il revient calmé et ça sent bon, ça sent mon p'tit frère. Je commence à sacrément l'apprécier, la larve, j'ai envie que ça devienne mon meilleur copain. Il apprend vite, plus vite que moi, je lui montre tout ce que je sais faire et il copie, c'est bien. 6 ans, on m'envoie dans un endroit où je suis jamais allé, apparemment je suis en retard, c'est bientôt Noël et fallait être là avant, je comprends pas tout. Beaucoup de sourcils froncés, je grimace et plisse les yeux pour comprendre, ça tourne pas très rond je crois. Y'a lui, ce grand monsieur qui me sourit, forme des mots avec ses mains, m'apprend à faire la même chose. Langue des signes apprise avant de comprendre qu'il faut parler, que j'ose utiliser mes cordes vocales. Ferme ta gueule à la maison, fais toi petit, mais l'école ça me libère, je deviens un petit clown, l'ami de tout le monde, raconte toutes les journées de mon petit frère à qui veut bien les entendre, parle jamais du placard tout noir et des mains qui font peur. J'apprends à dessiner, aussi, tombe amoureux des lignes et des couleurs, me baladerai plus jamais sans un truc sur lequel je peux poser la mine d'un crayon. Les années passent, je sais que c'est pas normal parce que les autres parents agissent pas comme ça, mes copains mangent trois fois par jour, ont des sacs en papier brun plein de choses le midi, j'ai mon sourire et des excuses à la con, dis rien sinon tu seras séparé de ton frère. On a appris tous les deux, céréales remplacées par des tentatives d'oeufs brouillés et de macaronis au fromage, difficile de faire mieux. 10 ans, après 9 mois voilà qu'ils nous ramène un nouveau bébé et c'est ma petite soeur, magnifique. Avec Eli, on traîne autour du berceau, intrigués. Première fille de la fratrie, j'ai déjà appris à donner le biberon et changer les couches - assez grand pour le faire quand la larve était encore assez petit, quand les parents partaient longtemps et qu'il fallait bien quelqu'un pour s'en occuper - j'apprends au petit à le faire aussi, au cas où je sois pas là. On se débrouille comme on peut, je gère le petit-déjeuner du petite frère et m'assure qu'il est habillé et coiffé quand je l'emmène jusqu'à l'école, saute dans le bus jusqu'au collège, passe mes journées à penser à la petite, à me demander si elle sera toujours là quand je rentrerai. Les notes qui chutent, convocation des parents, pluie de coups, des heures dans le placard noir avant qu'ils décident qu'ils iront pas, ils se tirent je sais pas trop où et on les voit pas pendant une semaine. Je m'occupe des petits, m'habitue à ça, prend mon rôle à coeur. J'étais le premier, j'ai appris tout seul, je veux pas qu'ils aient à vivre ça. Et ça continue. Deux ans après, un autre petit frère, puis encore une fille, encore un garçon. Des gamins comme s'il en pleuvait, qu'ils larguent à la maison, me laissent sur les bras, parce qu'après tout je fais ça si bien pendant qu'ils vont se bourrer la gueule ou fumer des trucs qui me rendent malade à dix mètres, enfermés dans leur chambre. Quasi 20 ans d'écart avec le petit dernier, il s'est passé beaucoup de choses entre temps. Premier petit job à 15 ans, parce que les céréales et les oeufs ça commence à bien faire, parce qu'on peut pas bouffer de la pizza surgelée et des burgers tous les soirs. Alors la paie passe dans de la bouffe qui se veut saine, au moins mangeable et digeste - pas à mes premiers essais. Quotidien bien huilé, Eli et moi en chefs d'orchestre. S'assurer que les petits mangent, qu'ils sont propres et coiffés avant de partir à l'école, 'dis rien à personne' en mot d'ordre, peur d'être envoyés chacun à un endroit différent. Et puis les devoirs, aller rattraper les conneries des uns et des autres avant que le courrier arrive devant les yeux des parents. Je sais à quel point la moindre erreur peut coûter, tant aux yeux de la loi qu'aux yeux de notre paternel, et je veux qu'aucun d'eux ait à subir ça. Lycée abandonné à 16 ans, j'ai le droit et on en a besoin. Notre père est content, le salaire du fast food est bon et je peux rapporter de la bouffe, il me taxe une partie du fric sous couvert de me faire payer un loyer, s'en sert pour plus d'alcool et de drogues. Mon premier achat est une voiture pourrie, suffisamment solide pour transporter ma ribambelle de frères et soeurs partout où ils ont besoin d'aller, chauffeur personnel après avoir été chef, raconteur d'histoires professionnel, réparateur de tout et de rien, homme de ménage et... Ouais, à peu près tout. 18 piges, la petite dernière a trois ans et arrête de parler d'un coup, on s'inquiète tous. Je passe plus de temps avec elle qu'avec les autres, essaie de la faire rire, me mets finalement à signer et à lui apprendre, lui montre qu'on peut s'exprimer comme ça, que c'est ok de pas toujours trouver les mots. Y'a un lien qui se forme là, un truc que j'ai pas connu avec les autres, même si je donnerais ma vie pour chacune de ces putains de têtes blondes. Je l'emmène partout avec moi, elle devient la mascotte du garage où j'aide à réparer des caisses, puis de la maison de retraite où j'accepte un service de nuit, ça paie beaucoup mieux, me permet de m'occuper de tout le monde en journée. Pendant que je dessine la scène, elle apprend à danser sur les pieds d'un grand-père qui l'a prise d'affection et je l'entends parler pour la première fois depuis 2 ans, j'en pleurerais presque. Elle aime la danse, qu'elle dit, elle veut être une princesse danseuse plus tard, j'me promets de réaliser son rêve. Le temps passe, elle entre à l'école et je continue les services de nuit, profite des longues heures d'obscurité pour lire tous les trucs que j'aurais pu apprendre si j'avais fait des études, me dis que tous les petits en feront, eux. Au détour d'un site internet, je croise une annonce, quelqu'un qui cherche des illustrations pour un bouquin, une histoire pour enfants. Ça me démange, j'envoie un premier jet dès le lendemain, passe des heures au téléphone avec l'auteur, il me veut pour tous ses prochains bouquins. Je compte plus mes heures, m'épuise à gérer le boulot, les gosses, les illustrations mais je me sens plus vivant que jamais. Je peux mettre de côté, commence à envisager un plan pour qu'on se casse tous de là, j'ai commencé à comprendre que je pouvais vivre de ma passion, que mes gribouillis peuvent intéresser du monde et mettre des étincelles dans les yeux de plein de gamins, pas que les miens. Et puis la décision à prendre. C'est qu'à deux heures, c'est pas si loin. J'ai une caisse, de quoi faire l'aller-retour autant que je veux... Mais il faut que je m'installe à New-York. Parce que mes dessins plaisent, réellement, et plus d'auteurs en veulent, on me demande même des illustrations avant que les histoires soient créées, il faut que j'y consacre toutes mes journées, je peux plus continuer à jongler avec des services de nuit et un emploi du temps de père de famille nombreuse. Ça me brise le coeur, longues discussions avec Eli - le seul
à qui j'en ai parlé dès le début - qui me rappelle que je suis pas leur père, que c'est pas moi qui les ai faits ces gosses, qu'il faudrait peut-être que je vive pour moi. Et nous voilà partis - lui et moi - pour nous installer dans un petit appartement de la ville qui ne dort jamais. 25 et 22 ans, prêts à affronter cette nouvelle étape de la vie. Mais je continue à aller à New Haven. Me tape les rendez-vous avec les profs parce qu'ils y vont pas - pourquoi se faire chier ? J'y vais aussi pour ma petite princesse danseuse, l'accompagne à chaque cours, chaque répétition, parce que je l'ai fait depuis qu'elle a commencé et que je suis pas du genre à abandonner. Elle parle pas toujours, se repose encore beaucoup sur ses mains, il faut traduire la plupart du temps et je suis là pour ça. Elle est douée et c'est hors de question qu'elle abandonne juste parce que ces deux abrutis sont pas capables de s'occuper de leurs propres gamins. Parfois, quand je reviens à New York, y'a un des gamins avec moi, ou plusieurs. Deux jours, trois jours, une semaine... Le temps qu'ils veulent, juste pour s'échapper un peu de la maison et de l'atmosphère pesante qui règne là-dedans. C'est l'enfer, je sais ce qu'il en est, et si je peux leur apporter juste un peu de temps pour respirer, je le fais. Eli est pas toujours content, mais tant que c'est moi qui m'occupe d'eux, il dit trop rien. Mes dessins se vendent bien, de mieux en mieux, et mon petit frère aussi trouve du succès, un truc phénoménal qui me rend tellement fier de lui que j'ai envie de le hurler à la terre entière. Et voilà où on en est, 32 ans après l'abandon. Un penthouse au coeur de Brooklyn, une passion devenue un métier, même un peu de temps pour moi ; reprendre la boxe abandonnée en même temps que le lycée, apprendre le skate, aller voir des matchs des Rangers... Toujours du temps pour les plus petits, le dernier vit même avec nous en ce moment, je me suis battu pour en avoir la garde, le seul pour lequel j'aie réussi à le faire. Devenu représentant légal, même si Greg, petit dernier, m'a appelé papa longtemps quand il était plus petit, on l'a repris tellement de fois qu'il a fini par capter. J'aimerais dire que la vie est belle et brillante et tout ça, mais chaque fois que j'ouvre notre frigo plein à ras-bord, je revois les putains de boîtes de céréales et me demande si les petits ont tous les ventre plein à ce moment précis et ça me fait vriller. Peut-être que ça sera jamais totalement beau, mais j'ai fait ce que j'ai pu avec ce que j'avais et je continue à le faire jour après jour.