Gabriel Davis ♫ this song saved my life

« Il t’a vraiment pas raté cette fois… Pourquoi le juge fait rien ? »

Je lance un regard à mon meilleur pote, et soupire. Il est stupide ou il le fait exprès ? Le juge fait rien, parce que le juge sait rien. Je secoue la tête pour qu’il me lâche et arrête de regarder mon arcade sourcilière ouverte, n’ayant pas vraiment envie de me concentrer là-dessus. On n’est pas venus au skatepark pour parler d’mes problèmes, à ce que je sache, alors pourquoi il se mêle de ça ? Je décide finalement de m’élancer sur ma planche, le laissant seul, sans lui dire un mot. Il ne fait pas très beau, un peu froid, mais je suis pourtant en t-shirt, l’air frais qui me fouette le visage et bousille ma coiffure me fait du bien, j’ai l’impression de me sentir vivant, au moins un peu. J’essaie de faire quelques figures mais le cœur n’y est pas, et je me retrouve plus souvent par terre que sur ma planche. Mais quelques bleus ou égratignures en plus, ça changera quoi ? Au pire, ça prouvera juste que je suis un gosse maladroit et ils arrêteront peut-être de poser des questions, aux urgences. Et puis si j’me casse le poignet, ce sera vraiment de ma faute, pour une fois. Mon téléphone se met à sonner, et j’arrête ma planche pour décrocher, me demandant bien pourquoi ma mère m’appelle, et pourquoi à cette heure-là.

« Ouais ?
- Gabe ? C’est Tom. Ta mère a accouché… C’est une petite fille. »

Ma gorge se serre, ma voix se coupe. Une petite soeur ? Je ne pensais pas être heureux à ce point, quand ma mère et son nouveau mari m’ont annoncé la grossesse, et je me retrouve là, comme un con, à pleurer pour cette gamine. Parce que elle, elle elle aura une vie heureuse. Avec deux parents qui l’aiment de tout leur cœur. Pas juste une moitié de père. Pas de tribunaux, pas de procédure de divorce, pas d’alcool, pas de torgnoles, pas de mensonges… Elle sera heureuse. Et je ferai tout pour la protéger de ce monde de merde.

…

Malheureusement, tout ne s’est pas passé comme je l’avais prévu. Quatre ans. Je n’ai tenu que quatre ans avant de me barrer. Ma p'tite soeur, c’était la seule chose qui me faisait tenir, la lumière de ma vie. Elle, et la musique. Sans eux, j’serais sûrement pas en train de vous raconter tout ça. J’avais seize ans, quand elle est née. Mes parents étaient divorcés depuis 7 ans, ma mère remariée. Mon père avait tellement mal vécu le divorce, que sa bouteille de whisky était devenue sa meilleure amie, toujours là quand il rentrait du travail. Y’avait elle, et y’avait moi. Parce qu’il avait obtenu ma garde dans le divorce, allez savoir pourquoi ou comment. Et moi, j’étais jamais assez bien. Jamais assez travailleur, jamais assez sage, jamais assez ceci ou cela… Et avec quelques verres dans le nez, c’était encore pire. J’avais jamais le temps de dire quoi que ce soit, il arrivait comme une furie dans la maison et trouvait tous les prétextes possibles pour me donner une leçon. Ma mère était au courant. La première fois qu’elle m’a récupéré chez lui avec un bras cassé, elle a tout de suite su. Mais qu’est-ce qu’elle aurait pu faire, au juste ? Elle avait pas obtenu ma garde, et le travail de mon père m’empêchait de me plaindre à qui que ce soit. Parce que lui était flic, et que moi j’étais le gamin qui séchait les cours. « Il est perturbé ». « Il est pas bien dans sa peau ». Je les avais toutes entendues, ses excuses, quand on lui posait des questions, et à chaque fois, je la fermais. Parce que je savais ce qui m’attendait si j’osais dire quoi que ce soit. Un autre bras cassé, peut-être une jambe… Ou pire. Ma guitare. Ma santé, j’en avais pas grand-chose à faire, j’avais aucune volonté de continuer à vivre, avant l’arrivée de mon frère. Mais ma musique, ça, c’était la seule chose à laquelle il n’avait pas le droit de toucher.
Les cours, ça n’avait jamais été mon truc, mais le lycée a vraiment été la pire période de ma vie. Et peut-être la meilleure, aussi, au fond. Parce que c’est à ce moment qu'on a décidé de monter le groupe. Ces gens-là ont changé ma vie,  d’une façon incroyable. Chaque fois que ça n’allait pas, j’allais chez l’un d’eux, et on se retrouvait tous pour jouer de la musique, écrire des trucs qui ne sortiraient jamais, écouter nos groupes préférés… Et puis un jour, on a décidé qu’on n’avait pas grand-chose à perdre, et qu’on pouvait tenter une scène ouverte qui se jouait dans notre lycée. J’dois avouer que j’étais pétrifié. Moi, du haut de mes 17 ans, j’devais chanter devant tous ces gens dont j’avais rien à faire ? J’avais l’impression de pas en être capable, que j’allais me ridiculiser… Encore une fois, j’avais plus que tort. Cette scène ouverte a marqué le début de notre groupe, et j’ai su que je ne voulais rien faire d’autre de ma vie. Ca a été le début de Nerd Flip et le début de ma nouvelle vie. A 20 ans, quelques semaines avant ma majorité, j’ai décidé que New-York, c’était terminé pour moi. Je savais que si je restais, j’allais finir par imploser. Finalement, ça a été une décision collective. Le groupe ne décollait pas assez à New-York, mais un label basé à Los Angeles nous avait repéré et ils étaient prêts à nous laisser tenter notre chance si on se déplaçait jusqu’à eux. Il ne nous a pas fallu longtemps pour nous décider et une semaine après, on était en route pour la ville des anges, prêts à passer des semaines voire des années dans un petit studio à quatre entassés les uns sur les autres, si ça pouvait nous permettre de faire de notre passion notre métier.
Finalement, on y est arrivé, et aujourd’hui, Nerd Flip est un des groupes de pop/punk les plus en vogue. Certes, on ne remplit pas des stades dans tous les pays du monde, le genre de musique que l’on joue n’est pas assez connu pour ça, mais on fait quand même des tournées mondiales et ça, je n’en reviens toujours pas. Qui aurait pu croire qu’un gamin qui voulait en finir avec la vie à 15 ans trouverait un jour le courage de monter sur scène devant des milliers de personnes, le sourire aux lèvres ? Pas moi.

…

« Ace ? Tu m’écoutes ? »

Je tourne la tête vers mon manager, le regard vide. Non, j’avoue que j’avais arrêté de l’écouter. A partir du moment où il a mentionné ma ville natale, j’ai décroché. Pourquoi est-ce qu’il veut que le groupe parte s’enterrer à N.Y.C. ? Ok, c’est un peu stupide dit comme ça, parce que c’est là-bas que tout se passe. Mais j’aime Los Angeles, c’est ma ville, mon foyer, et la quitter pour retourner là-bas ne m’enchante absolument pas. Certes, il est bien loin le temps de Gabriel Davis, pauvre petit gamin paumé qui ne savait rien faire de ses dix doigts. Aujourd’hui tout le monde me connaît sous le pseudonyme Ace, et personne ne sait d’où je viens, personne ne connaît mon histoire. Je n’en ai jamais parlé à personne, hormis aux membres du groupes, qui sont toujours les mêmes, plus de dix ans après. Unis comme les quatre doigts de la main d’un mec à qui il manquerait un doigt.

« Il faut vraiment que vous y alliez, ce serait un tournant décisif pour votre carrière. »

Non mais de quel tournant décisif il me parle, au juste ? On est déjà assez connus comme ça, non ? Il veut en rajouter ? Et si ça nous plaît pas ? Je me tourne vers les autres, qui me lancent tous des regards interrogateurs. Visiblement, ils attendent tous mon avis. En même temps, eux ils savent ce qui m’attend là-bas. Je n’y ai jamais remis les pieds, contrairement à eux qui y retrouvent parfois leur famille. Moi, j’ai sûrement trop peur, j’suis trop lâche pour affronter mon passé. Mais peut-être qu’il est temps de changer ?

« Bon. Ben on va à New-York les gars ! »